A Tableau du Mois display
Museum information
La copie en peinture est malaisée à comprendre pour un spectateur du XXIe siècle: dans un essai intitulé L’Art à l’état gazeux (Paris, 2003), Yves Michaud dresse le constat d’une société actuelle «vide d’œuvres d’art, si l’on entend par là ces objets précieux et rares, qui naguère étaient investis d’une aura, d’une auréole, de la qualité magique d’être des foyers de production d’expériences esthétiques uniques, élevées et raffinées»; de son côté, le critique Thierry de Duve, imaginant une école des beaux-arts pour la ville de Paris, notait: «La transmission par l’apprentissage […] est perdue pour les artistes, perdue […] pour les générations d’artistes parmi lesquelles se recruteront les professeurs de l’école» (Faire école, Paris, 1992). Les deux tableaux que nous présentons aujourd’hui nous ramènent dans un monde où l’art était synonyme de production d’œuvres – un monde dans lequel la copie participait de la formation des artistes.
Un romantique au piège d’une commande officielle?
L’histoire de l’art récente s’est attachée à discerner, dans l’œuvre de Théodore Chassériau, les hésitations comme les bonheurs d’une voie singulière, entre Ingres et Delacroix. L’exposition qui lui fut consacrée au Grand Palais, en 2002, avait pour titre Chassériau (1819-1856): un autre romantisme et se défiait d’une approche cantonnant le peintre à une suavité orientale d’abord rêvée, ensuite effleurée… Mettre en valeur un tableau peint par Chassériau d’après un maître flamand du XVIIe siècle, c’est, d’une certaine façon, s’inscrire dans cette démarche.
En 1837 – il a dix-huit ans –, Chassériau reçoit commande de la maison du roi, pour le musée d’histoire de France au château de Versailles, d’une copie du Portrait de Guillaume du Vair par Frans II Pourbus. L’original, conservé au Louvre, représente l’un des grands personnages du royaume sous Henri IV et Louis XIII, garde des sceaux dont la probité est restée célèbre. Il est logique que Pourbus, peintre de la famille royale comme des gloires européennes séjournant à la cour des Bourbons (le poète Marino, par exemple), se soit vu chargé d’un tel ouvrage. Pourbus nous a ainsi laissé différents portraits de gentilshommes français des années 1610. Il existe d’ailleurs une autre version du tableau du Louvre. Du Vair est bien digne de figurer au panthéon des gloires françaises imaginé par Louis-Philippe. Chassériau bénéficiera d’ailleurs d’autres commandes officielles – le romantique n’est pas un bohême.
La copie: Pourbus, modèle technique?
Copie destinée à servir la mythologie nationale officielle, le Portrait de Guillaume du Vair par Chassériau nous montre le jeune artiste délaissant l’inspiration espagnole au profit d’une veine nordique. L’esthétique des maîtres du «Siècle d’or» espagnol avait tôt servi le Français dans sa quête de modèles; l’on connaît divers dessins et toiles de sa main, s’inspirant des créations de Vélasquez ou Sanchez Coello. Ici, le choix du personnage portraituré est politique, mais permet à Chassériau de confronter sa manière à celle d’un grand portraitiste du XVIIe siècle, d’origine flamande. Relevons qu’Ingres, le maître de Chassériau, a lui aussi fait des dessins d’après Pourbus le Jeune, en vue du Vœu de Louis XIII de la cathédrale de Montauban.
La copie, dans ces conditions, s’entend comme dialogue avec les maîtres anciens, en particulier lors de l’apprentissage du métier. Elle est exercice et conduit à la maîtrise technique, hors laquelle il ne saurait y avoir invention. Le jeune romantique paye encore tribut à cette conception classique.
À regarder les tableaux de Chassériau et Pourbus, des différences apparaissent: cadrage et point de vue légèrement différents; traitement analytique chez Pourbus, plutôt synthétique chez Chassériau (voyez la fourrure, les ornements de dentelle, les poils de la barbe); aspect fondu chez le Français, tension interne chez le Flamand. L’on pense à Rubens, copiant Titien et faisant encore du Rubens; à Ingres, copiant Poussin et pourtant tel qu’en lui-même… La copie d’un portrait aidant la politique consensuelle de la monarchie de Juillet n’est certes pas un champ expérimental – la personnalité artistique de Chassériau y transparaît pourtant.
Le Louvre avant le modernisme…
Si les copistes ont aujourd’hui leur place au musée du Louvre, il fut un temps où la chose n’allait guère de soi: « Je viens du Louvre. Si j’avais eu des allumettes, je mettais le feu sans remords à cette catacombe, avec l’intime conviction que je servais la cause de l’art à venir », déclare un critique en 1856. L’apprentissage, au Louvre, par la copie des maîtres anciens fut une valeur honnie par tout un courant moderniste qui n’y voyait qu’un carcan. La copie libre eut toujours des adeptes (Manet, Van Gogh, Picasso…) ; la copie en tant que mode d’apprentissage primordial dépérit à mesure que s’affadissait la notion de tradition. Si la peinture livrée par Chassériau en 1837 peut sembler marginale dans son œuvre, elle nous reporte à un moment où la copie était une activité naturelle pour un artiste – avant les bouleversements de la pratique, de la définition même de l’art qui devaient suivre.”